I
NTERVIEW PARUE DANS(retranscription : Sandrine Mazière
Merci à Supernanou pour l'article)
Anodin, Jean-Jacques Goldman ? Surtout pas. C'est justement ce décalage entre son image de minet BCBG et la violence de certains de ses textes : "Sans un mot", "Minoritaire", "Plus fort", "Envole-moi", qui m'a donné envie de le rencontrer. Ce jour-là, j'en avais marre du showbiz et de la frime généralisée. Et voilà : d'un coup de gentillesse en anorak rouge, Jean-Jacques Goldman a effacé des mois de saturation. Il n'y a pas moins star que la star Goldman. Dix-sept heures. Un bar d'hôtel, très feutré. Devant l'abondance de cocktails, delikatessen et autres petits snacks à notre disposition, J.J. demande poliment si "on ne pourrait pas avoir une choucroute aussi ?". Mais attention, on n'est pas là pour rigoler. Au boulot. |
MINORITAIRE
- On se demande si certains chanteurs sont des chanteurs à message. Toi, il ne faut pas le chercher loin le message. - Ah bon ? - "Minoritaire", ce n'est pas vraiment innocent. Ou quand tu chantes dans "Envole-moi" : "J'ai pas choisi de vivre ici entre la soumission, la peur ou l'abandon", on a l'impression d'un certain dégoût. - Oui, ça c'est certain. Je ne trouve pas que ce soit bien d'être pauvre, d'être sale, d'être agressif, de... de faire pipi à côté des toilettes ! Or il se trouve que toute une certaine chanson, ces dix dernières années, a glorifié la zone, la laideur, la crasse, la violence... Moi, ces choses-là ne m'intéressent pas. Par exemple, je trouve que c'est mal de se droguer... - Tu dis dans "Plus fort" : "On veut des lendemains qui chantent sans avoir à chanter". - Oui. On attend du pouvoir en place qu'il résolve tous les problèmes. Mais depuis quelques années, on assiste au déclin des grandes idéologies collectives. C'est ce qu'ont dit les nouveaux philosophes, Lévy, Glucksman, Finkielkraut. Ils ont souligné cette déception. Maintenant les gens commencent à comprendre que les solutions, le bonheur, ne peuvent pas venir d'en haut, des systèmes politiques. Ils sont en plein désarroi, mais ils se rendent compte que la solution doit venir d'eux, qu'il faut se relever les manches. - Dans "Plus fort", on entend comme la voix d'Hitler, et dans "Comme toi" c'est son ombre qu'on devine. Ca te touche beaucoup, cette mémoire collective juive ? - Bien sûr. Moi je suis né en 1951, je n'ai pas vécu ça mais ma famille oui, et on a tous baigné là-dedans depuis notre enfance. - Tu as écrit "Américain". L'Amérique te fascine ? - Je n'en suis pas inconditionnel, je le dis, c'est un pays dur où l'on perd vite ses illusions, mais le rêve américain de liberté demeure. Ca m'a toujours fasciné de voir les migrations des pays pauvres vers les USA, où l'on sait bien qu'il y a du racisme, du chômage. On n'a jamais vu des migrations en masse vers l'URSS, par exemple, où pourtant il y a du travail et pas de criminalité. Ce que les émigrants cherchent donc à trouver, plus que la sécurité, c'est la liberté. |
BESOIN
DES AUTRES, PEUR DE LA MASSE
- "Etre le premier", ça parle de qui ? - C'est un mélange de gens que j'ai rencontrés. Souvent des gens des médias, d'ailleurs, qui ont toujours su ce qu'ils voulaient être, où ils voulaient arriver. Ces gens-là me fascinent. Moi, je n'ai jamais su où je voulais aller. Si les gens n'étaient pas venus me chercher, je serais resté dans mon coin. J'ai toujours été poussé par les autres. Un jour, un type me dit : "j'ai une fille qui chante, tu n'aurais pas des textes et des musiques ?". Alors j'ai fait "Il suffira d'un signe", que la fille a chanté au Jeu de la Chance à la télé en 78 ou 79. Marc Lumbroso, qui était un jeune éditeur affamé, donc autrement dit qui était obligé de faire son métier, a vu mon nom au générique et a appelé la SACEM pour avoir mon numéro de téléphone. Il m'a demandé ce que j'avais et c'est lui qui a commencé à me faire travailler, à me stimuler surtout. J'ai besoin de stimulation. - Qu'aurais-tu fait si tu n'étais pas devenu vedette ? - Quand je faisais l'EDHEC à Lille, je jouais avec Taï Phong, avec les groupes. Après j'ai travaillé comme vendeur dans le magasin de sports de mon frère. Maintenant je n'ai plus le temps de travailler, parce que faire chanteur me prend trop de temps. Mais c'est dommage. J'adorais ça. - Dans tes chansons, on retrouve souvent l'idée que tu es seul, à part, différent des autres. - J'ai toujours eu peur des masses. Des gens qui se regroupent, obéissent au plus fort, vont à gauche ou à droite sur un ordre. Je n'aime pas les slogans que tout le monde reprend sans réfléchir, sans les remettre en question. Ce que j'aime, ce sont les individus. - C'est important pour toi "les autres" ? - Bien sûr. On ne vit que par et pour les autres. On se nourrit des gens, de leurs histoires. Même si j'éprouve le besoin d'être souvent seul et tranquille. Un des dangers de notre métier, c'est justement de nous couper des autres, de la réalité. Le fait d'être dans des hôtels, qu'on nous paie les notes, qu'on nous appelle des taxis, qu'on nous prenne nos places d'avion... On finit par ne plus vivre les choses. Et c'est alors qu'on commence à écrire sur soi-même parce que c'est la seule chose qui continue à nous intéresser, et on tourne vite en rond. - Dans ta biographie, tu dis que le rock fait partie de "toutes ces fausses révoltes qui nous arrangent". - Oui. Le rock est un mouvement fondamentalement de droite. Ca arrange énormément le pouvoir -quel qu'il soit- que les jeunes aillent au concert pour se secouer la tête et fumer des joints. Pendant ce temps-là, ils ne font pas la révolution. |
- Quand on
entend tes chansons, elles accrochent tout de suite, on a l'impression qu'on les connaît.
comment expliques-tu ça ? - Je crois que je suis un creuset, où beaucoup d'influences s'expriment. Moi, ce que je fais, c'est remettre à la sauce Goldman des systèmes qui existent déjà dans la musique anglaise et américaine. Je pense que pour tout le monde c'est un peu le cas. Je ne fais que franciser, finalement. Je ne suis pas un créateur -disons un novateur- à ce niveau-là. Par contre, quand je compose, quand je prépare tous les arrangements, là je suis bon. Je sais quelle chanson va marcher, à qui va plaire chaque chanson. Je me dis "celle-là, c'est pour les minettes, celle-là pour les gens plus exigeants", etc. - Certains disent que tu es le Michael Jackson français". - Ca fait un peu le "Michael Jackson du pauvre !". On nous compare sans doute parce qu'on a tous les deux du succès, encore que le mien ne soit pas comparable au sien ! Sinon, je ne me sens pas du tout proche de lui. - Foulquier m'a dit que c'était à cause de Ferré que tu avais commencé à chanter en français. - Ferré et Ferrat. C'était entre 1971 et 1973. J'étais à Lille, dans ma période de groupes qui durait depuis 1965. Je ne savais pas ce qu'était la chanson française., sauf un passage que j'avais eu vers treize ans avec Ferrat, assez fort. Un jour je suis allé voir Zoo qui passait en première partie de Ferré. Ferré, je n'en avais rien à cirer, mais comme j'avais payé ma place et que Zoo l'accompagnait, je suis resté. Et là, je me suis retrouvé cloué sur ma chaise. Je n'ai pas compris ce qui m'arrivait. Et puis j'ai compris que c'était possible en français, qu'il y a des mots qui peuvent tuer. Il m'a vraiment eu. Il est inhumain. Devant Ferré, qui que tu sois, tu es un petit garçon. Tous les mots comme poésie, mysticisme, dont quinze ans d'éducation nationale avaient réussi à me dégoûter, je les ai compris. La force des mots... le poids des mots, le choc des notes ! Le personnage, aussi. J'ai compris que tout ce qui était génial était forcément un peu ridicule : Ferré, Higelin, Lalanne... Ils sont sans arrêt à la limite ; c'est ça qui les rend sublimes. Il faut frôler le ridicule pour arriver à la force. Moi, je n'arriverai jamais à prendre ce risque. - Tu as longtemps reculé le moment de faire de la scène. - Oui. Je n'aime pas vraiment ça. Il y a des artistes qui ne vivent que pour la scène, pas moi. J'ai été poussé, tout le monde me le réclamait, le courrier, la maison de disques. Pour la première tournée, je partais vraiment dans l'inconnu. C'est pour ça que je n'ai pas voulu faire le Printemps de Bourges. C'était trop tôt, je n'étais pas assez rodé. Et j'ai eu peur que le public de Bourges ne soit pas le mien, ne se déplace pas pour moi. L'année prochaine, peut-être... - Quelles sont tes impressions après la tournée, l'Olympia ? - J'ai pris des risques : c'est peut-être nul d'essayer de faire chanter les gens, mais c'est tellement bien quand ils chantent ! Mais j'ai du mal à être détendu, à prendre du plaisir. J'ai toujours peur pour tout. Ca me coûte beaucoup, physiquement, nerveusement. Je dois travailler chaque intervention, je cherche mes mots. Je n'ai pas ce talent d'impro, cette magie qui se crée sur scène, un peu "cocaïnesque". Mais ça peut venir à force de travail. Quand je serai grand, peut être... |
SUCCESS
STORY
- Alors, il paraît qu'en tournée c'est la folie, qu'elles veulent ta chemise ? - Non, non, c'est faux. - Enfin... il n'y a pas une légère hystérie dans les premiers rangs ? - Enfin, bon, oui. Tu sais, il y a toujours quelques excitées, quelques illuminées. Une seule fois, il y en a une qui s'est jetée sur moi. Mais en général elles sont très gentilles. Je ne fais rien pour provoquer ce genre de choses. Mais je pense que c'est un phénomène qui se produit pour tous les chanteurs. - Tu as dédié ton album "Positif" : "à tous ceux qui resteront fidèles quand il sera moins facile de l'être". - C'est bizarre ce métier. On est entouré de gens qui font des cadeaux, qui feraient n'importe quoi pour un regard, une caresse de la main... La célébrité amène à des choses curieuses. Même des vieux copains m'invitent à des fêtes où ils ne s'occuperont pas de moi. C'est juste pour pouvoir dire : "Il y aura la potiche chinoise de ma grand-mère et il y aura Goldman". Ils se sentent valorisés par ma présence. Ce n'est plus pour moi qu'ils m'invitent, mais pour ce que je représente. Un jour, une fille m'a dit que j'avais les yeux profonds. C'est marrant, personne n'avait remarqué que j'avais les yeux profonds, entre vingt-deux et trente-deux ans. En fait, à 100 000 albums on est pas mal, à 300 000 on devient vraiment intéressant, et à 500 000, alors là je te raconte pas, on est carrément irrésistible ! - Tu es au sommet du succès maintenant. Mais plus tard ? - Je te le dis avec toute la bonne foi dont je suis capable, le succès, je n'en ai vraiment rien à foutre. Tous ceux qui m'ont connu avant te le diront, j'étais très heureux avant et je le resterais si ça devait s'arrêter. J'ai déjà préparé ma reconversion. Je plains les types qui connaissent le succès à vingt ans. Si ça m'étais arrivé, je crois que je serais devenu fou. Mais j'ai trente-deux ans, je sais ce que c'est que la vie, ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Quand on est une vedette, les armes qu'on nous donne sont tellement énormes et dérisoires, notre pouvoir basé tellement sur rien, que ça ne peut être que dangereux. C'est pour ça qu'on ne qu'être gentil, et humble. Jean-Jacques Goldman est la preuve vivante qu'on peut être un artiste sans être exhibitionniste et mégalomane. On n'y croyait plus. Il ne cherche pas à bluffer qui que ce soit. Avec ses textes intelligents sans être intellectuels, ses musiques aux réminiscences sécurisantes, il apparaît dans la chanson française d'aujourd'hui non pas comme un grand conciliateur -peut-être le grand réconciliateur. Laurence LEFEVRE |