Porteur de
bonnes paroles à succès, lhomme en or revient avec "En passant". De
nature peu bavard, il fait une exception pour LExpress. Voyage en Goldmanie.
>propos recueillis par Gilles Médioni
Depuis 1981, Jean-Jacques Goldman, 46 ans, trois enfants,
un pavillon à Montrouge, des tubes ("Il suffira d'un signe", "Comme
toi", etc.), des alliances (Johnny Hallyday, Céline Dion), des mains tendues (Les
Restos du cur), mêle aux cendres de l'Histoire les feux de la colère et le sang de
l'espoir.
Après avoir planté le drapeau rouge ("Rouge", le disque des utopies fanées,
1993), dernier chapitre en date des années Fredericks, Goldman et Jones, il livre
"En passant", nouvel album solo, parcouru de ballades déchirantes ("En
passant") et de rock syncopé ("Les Murailles"). La rupture, l'éphémère,
les plaisirs minuscules forment le cur de ce nouvel espace sans rature. Cet homme
"simple, sensible et honnête" (selon les mots de Patricia Kaas), qui refuse les
Unes "Pas par fausse modestie, je ne suis pas modeste, mais paraître en
couverture me semble disproportionné par rapport au reste de l'actualité" lève
aujourd'hui ses défenses.
L'EXPRESS : Dans vos textes, on arpente des rues, des
chemins, des routes. La pochette de votre dernier CD vous cadre sur l'asphalte. Etes-vous
le passant d'"En passant" ?
JJG : Oui. J'adore marcher. J'aime observer, je me nourris des autres. En flânant, je
savoure le spectacle du monde, le spectacle des gens, qui m'amène aux chansons. Par
exemple, "Tout était dit" après avoir croisé de belles inconnues à des
terrasses de café. Contrairement au proverbe, je crois qu'il faut se fier aux apparences.
L'EXPRESS : De quelle façon a surgi "Juste quelques
hommes" un titre qui martèle : "Au bout du mal, où tous les dieux nous
quittent et nous abandonnent (...) / Juste quelques hommes / Quelques hommes justes"
?
JJG : Sans doute une image qui m'a marqué, peut-être un reportage sur le Grand Nord à
la télé. A l'extrême de l'extrême, dans le Grand Nord, les grands fonds, les forêts
les plus touffues, même dans l'espace, on trouve toujours des hommes. Et jusqu' "au
bout du mal" ? Oui, même au bout de l'horreur, il y a toujours un prêtre, une
mère, un médecin, une mère Teresa pour essuyer un corps. |
L'EXPRESS
: Parlez-nous de "Sache que je".
JJG : J'ai répondu à une question : pourquoi ne dites-vous jamais "Je t'aime"
dans vos chansons ?
L'EXPRESS : Pourquoi ?
JJG : Pas par manque d'amour, non. Parce qu'il y a du contrat dans ces trois mots
là, une question aussi.
L'EXPRESS : Vous écrivez qu' "on ne ment qu'avec des
mots".
JJG : Les mots peuvent être la plus belle des réalités ou le pire des masques.
Rocard dit: "Les faits sont têtus". Lorsque Kouchner lance aux infirmières :
"Je ressens vos revendications dans mon cur", c'est quoi ? Lorsque Michael
Jackson répète "I love you I love you", l'expression devient vide. J'ai du mal
à dire "Je t'aime", dans la vie et dans mes disques.
L'EXPRESS : Après tous ces refrains pour Khaled, Johnny
Hallyday, Patricia Kaas ou Céline Dion...
JJG : Je n'en écris pas tant que ça. [Il compte sur ses doigts]. Six ou sept
titres par an ! ...
L'EXPRESS : ...avez-vous enfin résolu cette énigme :
qu'est-ce qu'une chanson réussie ?
JJG : Un moment d'émotion. Une connivence partagée. Pour l'atteindre, ça va vous
paraître ridicule, mais bon, il faut un équilibre entre les mots, les notes, les
arrangements et l'interprète. "Foule sentimentale" chantée par un autre
qu'Alain Souchon ne serait plus la même chanson.
L'EXPRESS : Comment vous définiriez-vous ?
JJG : Je suis un chanteur français de variétés, plus proche d'Enrico Macias que de
Morrissey ! Et il y a du mauvais chez Morrissey et du bon chez Macias. En fait, je me sens
assez peu chanteur. Lorsque j'entre en studio, ou avant une émission télévisée, je
suis obligé de retravailler ma voix. Malheureusement. Je suis très ému d'entendre mes
chansons servies par de grandes voix : Hallyday entonnant "L'Envie", Céline
Dion "La Mémoire dAbraham", ou Khaled "Aïcha", repris en chur
par 2 000 beurettes. |
L'EXPRESS
: Vous évoquez vos parents dans "Bonne Idée". Ont-ils été étonnés ?
JJG : Leur plus grande fierté, c'est que je revendique leurs prénoms, Ruth et Moïshé,
eux qui ont tellement voulu être français. "Rouge" était déjà un hommage à
leurs idées, perverties par la gauche du appelons ça pudiquement deuxième septennat.
L'EXPRESS : Que vous ont appris Ruth et Moïshé ?
JJG : Le sens des valeurs. L'amour de la France. Le fait que rien ne va jamais de
soi. Ni se promener dans la rue librement, ni voter, ni aller à l'école gratuitement, ni
avoir de quoi manger. Je suis essentiellement ce qu'ils étaient. Ce qu'ils m'ont
inculqué.
L'EXPRESS : Vous ont-ils élevé dans la religion juive ?
JJG : A la maison, la religion était "l'opium du peuple" ! Mais
l'engagement politique n'est pas si éloigné de la religion.
L'EXPRESS : Une biographie (1) paraît bientôt sur Pierre,
votre frère, un des révoltés de Mai 68, assassiné à 35 ans. Pierre est-il vibrant en
vous ?
JJG : Mon attachement est relatif. On avait six ans d'écart et j'étais encore un gamin
lorsqu'il a quitté la maison. Pour nous, il ne peut être un mythe. J'avais une image de
lui plus simple, plus entière, celle d'un grand frère. Il est devenu une figure
révolutionnaire, c'est un fait, et j'y assiste comme vous. De toute façon, je. vis assez
peu avec le deuil. Pour moi, le problème reste la vie, pas la mort.
L'EXPRESS : Comment voyez-vous la France d'aujourd'hui ?
JJG : C'est un vieux pays, assis sur une histoire, des réflexes, des conflits. Une
nation qui ne connaît pas le consensus et agace, comme une femme agaçante dont on ne
pourrait se passer. La France est aussi le pays le plus ouvert et le moins raciste du
monde, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de racisme. Pour que Goldman et Khaled,
le juif et l'Arabe, travaillent ensemble, il fallait que tout le monde l'admette, et
d'abord les communautés juive et musulmane.
L'EXPRESS : Accepteriez-vous une interview avec Lionel
Jospin ?
JJG : Lui refuserait, et il aurait raison. Jospin n'a besoin de personne. Lorsque j'ai
interviewé Rocard pour Le Nouvel Observateur, cela me semblait un acte très
antimitterrandiste. A l'époque, il y était question du pire : le dévoilement d'un
espoir.
L'EXPRESS : François Mitterrand a-t-il réagi ?
JJG : Non.
L'EXPRESS : Vous n'apportez jamais de jugements de valeur
dans vos chansons ?
JJG : Je suis plus habité par les doutes que par les certitudes. Il y aura d'autres
messies que moi !
(1) Jean-Paul Dollé, L'Insoumis vies et légendes de
Pierre Goldman. Grasset (parution en octobre). |