"A L'AFFICHE"
(Chorus - 4ème trimestre 2001)

Par Fred Hidalgo

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(Retranscription + scans de l'article : Dana)

 

Vingt ans après son premier album en solo, quatre ans et demi après le précédent, Jean-Jacques Goldman a choisi de passer le cap de la cinquantaine en s’offrant des "Chansons pour les pieds"¹… Une peinture en mouvement où, sous d’éclatantes couleurs musicales –de la gigue au rock, des sons orientaux à la fanfare Nouvelle-Orléans ou de la techno à la tarentelle !–, continue de s’affiner l’écriture de l’auteur d’"Entre gris clair et gris foncé", tout en nuances, en plein et en déliés, pour atteindre une osmose rare en matière de chansons. On le dit avare de ses propos, jaloux de son image, méfiant à l’égard de la presse écrite (expérience, il est vrai, et trahisons multiples aidant), c’est en toute liberté, en tout cas, que Chorus, une nouvelle fois², l’a rencontré. Pour qu’il nous parle de son nouvel album, de son prochain retour sur scène et du temps qui passe…

Depuis le dossier que nous lui avons consacré (à l’occasion de la sortie au printemps 97 d’"En passant" ³, peut-être son ouvrage le plus intime, voire le plus grave), Jean-Jacques Goldman a effectué une longue tournée : 154 spectacles de mars 98 à juin 99 (via le Zénith en juin et novembre 98). Un périple dont témoignera à la fin de l’été 99 un double CD (son cinquième album en public !), Tournée 98 en passant 4, qui montre tout le plaisir –qui lui est devenue depuis longtemps indispensable– procure au chanteur.

Durant cette période, et comme il l’avait déjà fait avec Roland Romanelli, dix ans plus tôt (pour "L’Union Sacrée" 5), il composera avec lui la bande originale du film de Claude Berri, "Astérix et Obélix contre César" 6. Chaque année, il consacre par ailleurs beaucoup de son temps et de son énergie, en automne-hiver, à monter la soirée des Enfoirés (dont il assure la coordination artistique) et la tournée qui suit au bénéfice des Restaurants du Cœur 7. Finalement, quelques chansons et collaborations plus loin (pour Khaled, Gérald De Palmas, Yannick Noah ou Marc Lavoine, ces derniers temps, "des bricoles, des trucs amicaux"), ce jeune homme fringant, bien que maladroit et timide, qui chamboulait tous les hits-parades, en 1981, avec "Il suffira d’un signe" ; ce jeune homme vite adulé par la presse "pour jeunes" et aussi vite méprisé par une certaine intelligentsia parisianomédiatique aveugle et bornée ; finalement, ce jeune homme, bien sous tous rapports, multipliant les tubes au fil des ans comme Jésus les petits pains, franchirait le 11 octobre 2001 la barre de son cinquantième anniversaire…

Le temps a passé, la reconnaissance du métier et des « intellos » a (presque) rejoint celle du public, mais la silhouette de l’ex-jeune homme, elle, n’a pas changé d’un pouce. Pas plus que le caractère, le mode de vie ou le rapport aux autres de Jean-Jacques Goldman n’ont varié d’un iota, malgré le succès immense.

Ce dimanche 11 novembre, quelques jours avant la sortie de "Chansons pour les pieds", il nous accueille chez lui, où il vient tout juste d’apprendre une bien triste nouvelle : la mort, le matin même, de Patrice Tison, l’un des plus grands guitaristes français.

JEAN-JACQUES GOLDMAN : Patrice a participé à tous mes disques, le nouveau inclus qui aura été son ultime contribution artistique… Sa guitare était véritablement magique ; quant à l’homme, il était d’une gentillesse et d’une sensibilité rare. Sa disparition est une grande perte pour la chanson française. Patrice Tison était quelqu’un que j’aimais beaucoup…

CHORUS : Puisque nous en sommes au chapitre "mauvaises nouvelles", un mot sur Carole Fredericks, disparue en juin 8, après une quinzaine d’années de proche collaboration avec toi ?

On se voyait régulièrement. Elle venait ici ou j’allais chez elle et elle me faisait des pâtes et de la mousse au chocolat… On devait chanter ensemble le 11 juin à Paris, à son retour du Sénégal, lors d’une soirée, organisée par Denys Lable, "autour du blues" 9. Carole est décédée le 7 à Dakar et, finalement, cette soirée a eu lieu en son hommage…

- Neuvième album studio, le quatorzième au total (sans compter la période Taï Phong…), "Chansons pour les pieds" paraît vingt ans pile après ton premier album, au moment où tu fêtes tes cinquante ans. Un double anniversaire symbolique…

Qui n’est pas que symbolique ! [rires] Mais, à vrai dire, c’est toi qui me fais penser que le premier album est paru il y a déjà vingt ans…

C’est bien sûr l’extrême diversité musicale, vocale aussi, qui frappe à la première écoute de l’album, de la chorale à la fanfare ou du disco à la techno. On est loin de la seule collaboration blues rock qu’on associe en général à ta propre musique…

C’est la première fois, peut-être, que cette diversité est clairement revendiquée, mais en réalité elle a toujours peu ou prou existé dans mes albums. Avec une musique slave à côté d’une chanson rock par exemple, ou un zouk comme "A nos actes manqués" à côté de morceaux plutôt soul… Je n’ai jamais recherché l’homogénéité et, de fait, il n’y a jamais eu beaucoup d’unité dans ce que j’ai fait, sur le plan des styles musicaux.

- C’est vrai, mais cette fois-ci, on a l’impression que tu as voulu faire un concept. Tu l’as prévu ainsi ou il s’est imposé a posteriori parmi un choix de chansons déjà déterminées ?

- Ah ! Est-ce que c’est venu avant, ou après ?… Je ne m’en souviens pas ! [rires] Il y a une chose en tout cas que je voulais faire, c’était montrer le profond respect que je porte envers les musiciens de bals, ces artistes anonymes capables de tout jouer ; je suis très respectueux de leur rôle envers la communauté. Comme à Madagascar, par exemple, où l’on m’expliquait que les musiciens traditionnels étaient pris en charge, dans les villages, par la communauté, comme quelque chose de vital. On leur donnait un zébu ou deux, pour assurer leur subsistance, parce qu’on savait qu’on avait besoin d’eux et de leur musique. Ça, ça m’impressionne, le fait qu’on ait besoin autant de musique que de manger… et, moi je suis fier quand je vois mes chansons jouées en bal, quand je vois des gamines danser sur "Aïcha", là j’ai l’impression d’avoir bien fait mon métier.

- Pour en revenir à la notion de concept album, ces douze nouvelles chansons, tu les as toutes écrites ces deux-trois dernières années, après la sortie d’"En passant", ou… ?

- Oui. Excepté une seule : "The Quo’s in town tonite", que j’avais enlevée d’"En passant" au dernier moment, parce qu’elle ne collait pas du tout avec l’esprit de l’album… alors qu’elle s’est parfaitement intégrée à celui-ci. En fait, c’est en me rendant compte, après six chansons, qu’il y avait cet éclectisme musical et que cette idée m’intéressait, que j’ai sélectionné ou arrangé les suivantes en fonction de ça.

Ce qui m’a influencé également, ce sont les reprises de mes chansons faites par d’autres. Par exemple une version de "Pour que tu m’aimes encore" en zouk, ou bien "Chanson d’amour" mise à se sauce par le groupe Malavoi… C’est ce qui m’a donné l’idée de la parodie de "Pas toi", qu’on faisait sur scène pendant la tournée d’"En passant", sur différents rythmes. Là, je me suis rendu compte qu’une chanson pouvait être mise un peu à toutes les sauces.

- Toujours la même façon de travailler ? La musique d’abord, qui détermine la direction du texte…

Oui, ou plus exactement c’est un travail parallèle. Des thèmes musicaux d’un côté, des idées de textes de l’autre. Quand j’ai, disons, douze ou treize thèmes musicaux terminés, je cherche dans mes notes l’idée qui va pouvoir s’emboîter au mieux avec chacun d’entre eux. Dans le cahier où je note mes idées, tu vois, j’ai écrit par exemple "zouk lent" avec trois petites flèches en direction de trois sujets possibles, parmi lesquels une "lettre à un amour ancien"… Finalement, le mariage des deux a donné "Je voudrais vous revoir". Mais j’aurais très bien utiliser ce thème musical pour parler des grandes villes, c’était une autre direction possible, et un sujet qui m’intéresse beaucoup. Le tout, c’est que les deux s’emboîtent au mieux. Parce que la chanson est réellement un genre à part, ce ne sont pas des mots mis en musique, c’est le mariage des deux.

 

- L’album débute par la chanson "Ensemble" qui traduit bien, dans le fond comme dans la forme, la tonalité générale de ton disque, ce registre de nécessaire solidarité que l’on retrouve toujours chez toi. Dans la forme, d’abord, avec une chorale de mille personnes !

Oui, et un canon aussi ! Ça, c’est pour le plaisir pur du chant ! C’est mon goût pour le chant partagé…

- Justement, quand tu remercies sur la pochette "Michael, Maxime, Gérald et Gildas", je suppose que ce sont Jones, Le Forestier, de Palmas et Arzel qui chantent la partie canon avec toi ?

Exact ! [rire]

- Cette chorale, Les Fous Chantants d’Alès, sur "Ensemble", c’est un peu les Chœurs de l’ex-Armée Rouge, sur "Rouge"…

- Oui et c’est l’histoire d’une promesse : en 2000, j’avais fait la Semaine Chantante d’Alès, où chaque année mille choristes venus de toute la France travaillent pendant un mois, pour le concert de clôture, sur le répertoire d’un invité d’honneur. Le premier avait été Jean Ferrat, le second Georges Moustaki, le troisième ç’a été moi, et puis cette année ça devait être Gilbert Bécaud.

Le soir du concert, l’artiste invité chante deux ou trois chansons avec les choristes –mille choristes, ça représente, sur scène, grosso modo la capacité du Casino de Paris !– et j’ai tellement été ému et impressionné que, là, spontanément, je leur ai dit : "Un jour j’écrirai une chanson qui s’appellera "Ensemble"… Et vous saurez qu’elle est née ici." Finalement, je suis revenu à Alès pour l’enregistrer avec eux, au théâtre, le 27 juillet 2001 et puis nous avons créé la chanson en public, le 4 août dernier, en ouverture de la soirée finale consacrée à Gilbert Bécaud 10.

- Dans le fond "Ensemble" insiste – comme son titre l’indique – sur l’importance de la solidarité, un de tes thèmes de prédilection : "Un mur immense, mais nous étions ensemble, ensemble nous l’avons franchi…"

C’est mon côté scout, quoi…[rire] Le canon, le thème… Mais l’important, c’est vrai, c’est de se dire qu’ensemble il n’y a pas d’obstacle qui soit infranchissable.

- Le deuxième titre, c’est l’amour plus fort que tout : "C’est lui qui décide"… "Et l’on n’y peut rien" !

Ce sont les jeux de l’amour et du hasard… Une gigue irlandaise, probablement née de la tournée que j’ai faite avec Gildas Arzel 11, en 97, où je l’accompagnais à la guitare et au violon, à côté de Bruno Le Rouzic à la cornemuse, tous ces bretons…

- "Une poussière", le désert souillé par la civilisation (sur un rythme "technoriental"), c’est à comprendre au sens large ? La société appelée à corrompre la nature ?

Je ne sais pas si c’est si large que ça. J’ai plutôt voulu montrer la confrontation entre deux mondes ; ce monde occidental qui se précipite dans le désert ; ça peut-être le Paris-Dakar, les militaires, les industriels, mais aussi les médecins sans frontières, avec les conséquences que l’on sait. Cela dit, comme je ne suis pas pour la fermeture des frontières –mais au contraire pour l’échange– je dirais que c’est une chanson qui milite pour que tout ça se passe de façon respectueuse.

- Zappons sur "La pluie", qui est en quelque sorte ton "Temps des cerises" ("On se cache, on se rétrécit/ […] Pas de jolie vie, de joli chemin si l’on craint la pluie"), et glissons sur "Tournent les violons", superbe tarentelle médiévale, pour en arriver à "Un goût sur tes lèvres". Derrière son style rythm and blues se cache une chanson terrible, sur l’incapacité de l’homme à résister aux pires monstruosités…

Non, je ne dis pas que c’est une fatalité, car on peut aussi avoir de bonnes surprises. Parfois… Ce que je sais, c’est que nous, nous avons la chance de vivre dans une société qui ne nous éprouve pas et donc nous ne saurons jamais jusqu’où nous serions capables d’aller, dans des circonstances extrêmes…On donne seulement de nous l’image de ce qu’on prétend ou croit être mais ce n’est pas forcément ce que l’on est vraiment…  Le peu d’expérience qu’on peut en avoir, dans nos pays, est éloquente : il suffit d’une queue dans un aéroport, avec un peu de panique, pour voir certains comportements par rapport aux enfants, aux vieux ou aux handicapés qui dépassent l’entendement. Alors en extrapolant, dans des situations où on commence à manquer d’eau, à avoir faim ou à avoir peur, je pense qu’on aurait des surprises…

La seule chose dont on n’a jamais manqué dans l’Histoire, c’est d’un tortionnaire. Jamais. Pour choisir un exemple près de nous, prends, en 1960, dans le contingent qui part en Algérie, vingt mecs au hasard et vois s’il n’y en a pas un au moins qui est prêt à mettre du courant sur les couilles d’un autre : jamais je n’ai entendu dire qu’on n’en avait pas trouvé. Parfois, on ne trouve pas de héros, de saint, ou simplement un gars pour filer sa part de n’importe quoi, mais des gars pour torturer ou pour dénoncer les autres, on en a toujours trouvés ! Mais j’insiste, il y a aussi de bonnes surprises. De temps en temps, quand même, il y a "L’Auvergnat"…

- "C’est pas vrai", sur tous les mensonges du quotidien, des médias, de la société, est vraiment original… Y a-t-il une morale à cette chanson ?

Il n’y a pas une morale, il y a une résistance. C’est dire, au moins, que l’on n’est pas dupes de tous ces lieux communs, du "c’était mieux avant", du politiquement correct, de ces médias qui sont de plus en plus des colporteurs de ragots, alors que leur rôle, s’il avait la moindre conscience professionnelle, ça devrait être précisément de rectifier le ragot et de délivrer de vraies informations.

- "Je voudrais vous revoir", que l’on évoquait au début, ce zouk lent –avec les cornemuses du Bagad de Kemperlé !–, c’est une pause, un besoin de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur ("Ce doux miroir où je voudrais nous revoir"), la conscience du temps qui passe ("L’âge est un dernier long voyage/ Un quai de gare et l’on s’en va")… ?

C’est tout ça… Avec l’âge, en avançant dans la vie, tu fais le tri et tu te rends compte que les moments importants que tu retiens finalement te paraissaient tout à fait secondaires au moment de les vivre… A la cinquantaine, on a besoin de faire ce genre de petits bilans !

- L’ordre des chansons n’étant jamais innocent, celle qui termine l’album (sans parler du morceau caché) est forcément importante. "Les choses", c’est l’emprise toujours plus grande du matérialisme au détriment de l’être : "Je prie les choses et les choses m’ont pris/Elles me posent, elles me donnent un prix…/C’est plus "je pense" mais " j’ai" donc je suis…"

Quand les religions et les traditions s’en vont –ce qui a été le fait, en partie, de militants : on a beaucoup milité contre "la religion, l’opium du peuple", tout ça–, en général ça laisse la place uniquement au matérialisme. Ce n’est pas une analyse de ma part, c’est un constat. Les plus matérialistes aujourd’hui sont les gens des pays de l’Est, et ici dans nos sociétés, les gamins qui sont le plus happés, on ne peut même pas parler de culture américaine, mais par la consommation telle qu’elle est proposée, ce sont les enfants sans racines, qui n’ont ni religion ni histoire. Ce qui en prend la place, en général, c’est la consommation, c’est Nike et Coca-Cola.

- Question d’actualité, enfin : pour quand ta tournée ? Quelle durée ? Avec une escale parisienne ?

Trois mois au printemps, avec trois jours au Zénith de Paris par-ci par-là : je n’aime pas m’installer dans un lieu, je préfère y revenir. Puis je ferai la tournée des arènes, en août… Avec, pour ne pas faillir à la tradition, le rodage du spectacle en mars à l’Ile de la Réunion.

- Et toujours la même formation musicale ?

Oui, peut-être avec un musicien de plus, j’y réfléchis. Je commence les répétitions fin novembre…

 

 

NB. Pour la discographie de Jean-Jacques Goldman entre 1975 (avec Taï Phong) et 1997, se reporter au dossier n° 22 de Chorus (hiver 1997-1998), puis à Chorus 29, p.62 pour le live de 1999 et en page 37 de celui-ci pour le nouvel album.

 

Notes : 
1.Un album réalisé et arrangé par Erick Benzi et JJG. Présenté dans un coffret métallique avec un superbe livret de 70 pages en couleurs illustré par Zep et conçu par Alexis Grosbois (qui a coordonné l’ensemble) ; lire notre critique page 37.
2.Voir Chorus 22, Dossier. 
3.Cf.Chorus 21, p.37.
4.Cf.Chorus 29, p.62. 
5.CD Polydor 839 195 (1989)
6.CD JRG-Henri Productions, distr. Columbia CDL 493 496 (1999) 
7.Cette année, la tournée sera circonscrite à la seule ville de Marseille, fin janvier. 
8.Lire Chorus 37, p.167. 
9.Enregistrée, cette soirée propose 22 chansons (en anglais pour l’essentiel) réunies sur un double CD : Autour du blues, avec la fine fleur des guitaristes français ainsi que Francis Cabrel et Paul Personne (Créon Music/Virgin 811 320) 
10.Hospitalisé quelques jours plus tôt, Gilbert Bécaud a dû en fait y renoncer. 
11.Voir Chorus 22.

 

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