GOLDMAN
"Une chanson ne change
pas la vie"
(Le Figaro - 09.12.2001)
Par Bertrand Dicale
Retranscription : Maxime Toanen
Avec la sortie de votre nouvel album, la presse s'en prend assez vigoureusement à vous. Comme d'habitude. Il s'agit plus de critiques contre vos méthodes de promotion que contre le disque. Pourtant, la méthode est toujours la même. En effet, vous n'accordez d'interview que contre la garantie que votre photo et votre nom n'apparaîtront pas en une. Pourquoi ? Ça fait vingt ans que je demande la même chose. Je n'aime pas être en première page parce que ça change ma vie quotidienne et les rapports avec les gens. Même si elle n'est pas en une, votre photo paraît dans les journaux. Tout le monde ne lit pas les journaux. Mais vous passez à la télé, n'importe qui peut vous reconnaître dans la rue ! Pas de la même façon. D'abord, je ne fais pas les émissions dans lesquelles on parle ; je ne passe que dans les émissions où je chante, ou dans les émissions spécialisées. Il y a des gens qui m'arrêtent dans la rue et me disent seulement : "Vous n'êtes pas connu, vous ?" Ça change tout, quand même... Vos rapports avec la presse sont également marqués par votre souci de discrétion quant à votre vie privée. Quand on me pose des questions sur mon récent mariage, je ne réponds pas. Mais je ne réponds pas non plus à des gens que je ne connais pas et qui me demandent "comment elle est ?". C'est une attitude qui n'est pas spécialement liée à ma situation : il y a des gens qui parlent beaucoup d'eux et d'autres qui n'en parlent pas ; ma nature n'est pas de parler. Cela dit, je n'ai pas trop à me protéger : quand il y a une cérémonie (son mariage à Marseille au mois d'août dernier, NDLR), une certaine presse s'en empare, mais quand vous n'allez pas à Saint-Tropez ou aux premières des films, on vous fout la paix. Mais il y a quelque chose de naturel chez le public à vouloir en savoir un peu plus sur vous et votre vie... Il y a quelque chose de naturel chez le public à vouloir des films porno à la télé à 15 ou 17 heures, quelque chose de naturel à vouloir voir comment on coupe la tête à un enfant... Ça ferait beaucoup d'audience mais c'est interdit. La volonté populaire n'est pas toujours magnifique ni d'un goût absolu. Votre nouveau disque s'affiche comme une ouverture de votre univers musical... Pas tant que ça. Au moins dans l'intention, non ? Je ne crois pas qu'il y ait un seul titre de cet album qui soit dans un style qui n'a pas été présent dans les albums précédents. J'ai déjà fait du zouk avec "A nos actes manqués", une gigue avec "Il changeait la vie", j'ai déjà fait des ballades, des trucs rhythm'n'blues... Il n'y a rien de très nouveau, je n'ai pas fait de rap, de techno, de choses fondamentalement différentes. Vous êtes donc fidèle à vous-même ? "Fidèle à vous-même", je trouve ça super gentil. Ce n'est malheureusement pas un choix de faire les choses dans le même style. La musique qui m'a fait, c'est le blues et le rock. Tout tournera toujours autour, je ne ferai jamais de jazz, de rap, de musique classique... Mais j'ai envie de répondre : contrairement à qui ? Brassens, De Palmas, Souchon, Cabrel, Dylan, James Brown, BB King ? Je n'ai pas l'impression d'être très différent des autres, à part peut-être Björk, pour qui c'est une façon d'exister que d'être un catalogue. Vous employez, dans la chanson "Et l'on n'y peut rien", le mot "terroriste" pour parler de l'amour. Avez-vous pensé à le corriger après les événements récents ? Non, pas du tout. Le terrorisme n'est pas né le 11 septembre. Mais il est plus présent que jamais dans l'actualité. Je ne place pas la chanson à ce niveau-là. On m'a demandé si ça ne me gênait pas de sortir un album gai dans un tel contexte. Mais je ne vois pas en quoi mes chansons peuvent peser dans ce contexte. Vous savez bien qu'elles ont un poids, justement. Oui, mais pas au mois près. Ce ne sont pas des chansons d'actualité, comme a pu l'être la chanson de McCartney sur les événements du 11 septembre. Vous les voyez plutôt intemporelles ? "Intemporelles", c'est un peu prétentieux. Mais, en tout cas, ce n'est pas du quotidien. Bien sûr, il y a des contre-exemples, comme "Combien d'autos brûlées pour voter FN" dans "Un goût sur tes lèvres". C'est une phrase particulière : il y a peu de références à des choses précises dans ce que j'écris. Mais le Front national est tellement banalisé que je peux en parler. C'est le parti le plus employé dans les chansons, en particulier dans le rap. On peut penser maintenant que "FN" est une rime naturelle à "haine", qui doit être dans les dictionnaires de rimes. En lisant les textes de votre nouvel album, on constate que vous êtes plus agacé par la gauche que par la droite. J'ai toujours été plus agacé à gauche qu'agacé à droite. Par définition, l'idée de droite -je ne mets pas là de parti politique- tend à perpétuer une situation et éventuellement à la justifier; l'idée de gauche est de la contester. Ce qui est dangereux, ce n'est pas quand il y a un lieu commun de droite -ce qui est presque un pléonasme-. Par contre, la gauche, qui veut changer les choses, ne peut pas se permettre les lieux communs et les idées nécrosées. Lénine disait: "La vérité est toujours révolutionnaire." Quand Sartre dit que tous les hommes qui sont anticommunistes sont des salauds, c'est une vraie phrase réactionnaire et de droite. Quand Raymond Aron dit qu'il n'en est pas sûr, c'est de gauche - parce que c'est la vérité. En fait, vous détestez les gauchistes. Tous les hommes de gauche détestent les gauchistes. De Renaud il y a quelques années au rap aujourd'hui, la chanson populaire est souvent gauchiste, ne serait-ce que par sa propension à faire court, extrémiste... ... à faire poujadiste, à faire slogan. "Sous les pavés la plage", "Il est interdit d'interdire", ça ne me fait pas sourire. C'est de la poésie, mais c'est difficile de parler de poésie à un mineur silicosé ou à un paysan qui survit à peine. Ce sont des jeux d'adolescents petits-bourgeois. Vingt ans après, ils sont tous dans des ministères, et en général fonctionnaires. Dans vos chansons, la question centrale semble être la conquête de la dignité humaine. Parce que c'est l'histoire de mes parents (père juif polonais, mère juive allemande, tous deux résistants, NDLR), et la mienne par procuration. Je comprends que l'histoire de Francis Cabrel -qui est lui aussi fils d'immigrés- soit l'histoire d'un village, des lumières de la ville, et qu'on la retrouve dans ses chansons. La mienne, c'est celle de gens à qui on a enlevé leurs papiers, qu'on a empêchés d'aller à l'école, de gens qui ont survécu et qui nous ont chargés de nous intégrer, de parvenir à cette dignité, à une réussite plus personnelle que financière. Il n'y a rien de surprenant à ce que ce soit les valeurs qui m'intéressent. Par le poids de vos chansons et les valeurs qu'elles défendent, vous sentez-vous être un des personnages de votre chanson "Il changeait la vie" ? J'ai l'impression que les trois personnages de cette chanson - le cordonnier, le professeur et le petit saxophoniste - changent la vie au quotidien. Si je suis parmi les gens qui changent la vie, c'est dans le quotidien, avec ma famille, avec les gens qui travaillent pour moi, avec mes musiciens ; mais pas avec les gens qui viennent à un concert ou achètent un album tous les quatre ou cinq ans. Ils peuvent écouter cet album tous les jours... Je ne pense pas qu'il va leur changer la vie. Il va les encourager dans leur démarche, leur montrer peut-être que d'autres gens pensent comme eux. Mais je n'ai pas l'impression d'être dans la situation d'un prof qui va décider un gosse à sortir de sa condition. Je ne pense pas qu'on puisse changer la vie par une chanson. On peut l'aider à changer. Pourtant, des chansons comme "Envole-moi" jadis ou "Ensemble" sur votre nouvel album affirment des convictions fortes et portent un message clair. Elles vont conforter des gens dans leurs idées ou leur façon d'être, elles ne vont pas les convaincre. Je suis fédérateur de choses qui existent déjà, je ne suis pas le prof qui tout à coup change le destin d'un gamin parce qu'il lui fait lire Céline. Y a-t-il, justement, un livre qui a changé votre destin ? Je n'ai pas le souvenir d'un livre. J'ai le souvenir de la lecture. Jusqu'à ce que j'ai douze ou treize ans, nous n'avions pas la télé et tout le monde lisait à la maison. Jusqu'à dix-huit ans, j'ai énormément lu et je peux citer plein de bouquins que j'ai adorés. Le livre qui m'a donné envie de lire, c'est "Qu'elle était verte ma vallée", de Richard Llewellyn, mais je ne peux pas en citer un qui m'a donné envie d'écrire. En revanche, je me souviens d'un morceau de musique dont je peux dire qu'il a changé ma vie : pendant un camp scout, j'ai entendu "Think", la chanson d'Aretha Franklin... N'avez-vous jamais eu l'intention d'écrire un livre ? Non. J'en suis incapable, ce n'est pas mon format. En toute humilité, je me sens vraiment doué pour écrire des textes de chansons. Mais ça n'a pas pour moi plus de rapport avec un livre que la sculpture. Je n'écris jamais des textes sans musique, comme Alain Souchon. J'accumule des notes sur deux ou trois pages, pour savoir de quoi va parler la chanson. Mais je ne commence jamais l'écriture avant d'avoir le casque sur les oreilles avec la mélodie. C'est en cela que je crois être un vrai auteur de chansons et pas un type qui met des musiques sur les paroles.
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