Depuis
toujours, Goldman met ses chansons en avant, sans en profiter pour se
cacher derrière. On lui a donc demandé de s'expliquer sur ses
"chansons pour les pieds", façon de montrer que le
Jean-Jacques danseur reste un penseur.
Autour de
"Chansons pour les pieds", contrairement à ce qu'impriment
d'importants journaux français repartis en guerre*,
rien n'a changé sinon les variations qu'il s'impose d'apporter
d'album en album. Quand le succès ne vous quitte pas depuis vingt ans
et qu'il contamine les interprètes auxquels vous apportez des
chansons (Céline Dion, Kaas, Hallyday, Khaled, récemment mais plus
marginalement De Palmas et Noah), on en devient suspect. On vous soupçonne
de détenir une pierre philosophale capable de métamorphoser des
disques gris en album de platine. Au prix de quelle abomination ?
Goldman veut être un chanteur
populaire. "Il est important de rencontrer les gens. Je ne fais
des albums que pour cela. J'adore que mes chansons plaisent. Si je
pouvais calculer cet effet, je le ferais mais ce n'est pas possible.
Tout mon calcul, c'est de savoir que je dois me faire plaisir. En général,
ce sont mes chansons préférées qui ont le plus de succès."
Cette fois, après l'intime et dépouillé "En passant", son
plaisir s'est traduit par un album à danser qui s'ouvre par une
chorale de mille voix. "Les chansons rapides, c'est à chaque
fois la grande question. Plaire avec une chanson lente est plus facile
et le signe incontestable du vieillissement. Je me suis rendu compte
que l'album précédent était plutôt lent. Par contre, les succès
ont été des chansons rapides, "On ira", "Bonne idée",
"Le coureur", "Tout était dit". |
On ne peut pas
accuser le bluesman de "Entre gris clair et gris foncé", le
tiers de l'association Fredericks-Goldman-Jones, le nostalgique slave
de "Rouge" d'appliquer une recette unique. S'il possède une
méthode, il ne la tient pas secrète. Les fouineurs trouveront dans
le livret un remerciement aux "Pauliniens", un groupe de
discussion fait de copains (une femme parmi eux) et nommé d'après le
restaurant où ils se réunissent. "C'est moi qui convoque et moi
qui règle l'addition à la fin. J'arrive avec une série de thèmes.
On en débat et ça donne une autre dimension. C'est un brainstorming
très concret. Par exemple, "Il part" (sur "Rouge"
en 93) est l'histoire d'un amant qui part à trois heures du mat'. Je
leur demande : "qu'est-ce qui se passe alors ?" Chacun parle
de ses expériences et j'ai des éclairages nouveaux. La voiture ne démarre
pas. Il neige… C'est la troisième fois que j'utilise ces réunions.
Je ne l'avais pas fait pour "En passant"… qui est plus
personnel."
Il avoue aussi sans retenue
d'insoutenables admirations pour Michael Bolton ou Status Quo. De
toute façon, ce n'était pas le moment de jouer au "branché",
quand le guitariste biberonné au blues-rock s'amuse de tarantelle,
gigue et fanfare. "Le rock a toujours été un grand cannibale de
formes traditionnelles ou de musique africaine. La Bourrée de Jethro
Tull est une référence. Il y avait des trucs dans Yes, dans Genesis
ou les Stones, Police avec le reggae, Branduardi qui remettait au goût
du jour du traditionnel. Je m'y suis toujours retrouvé. Je n'ai pas
l'impression que cet album soit si différent. "Le petit
cordonnier" a déjà ce côté entraînant. Ce n'est pas un effet
de l'âge (50 ans depuis ce 11 octobre). Je sais maintenant qu'il y a
deux dates de passage dans la vie d'un homme. Trente ans était assez
difficile à vivre et je pense que 60 ans est une autre étape. On
entre vers la fin".
On entre dans "Chansons pour les
pieds" par sa "pochette", une fois de plus tout à fait
particulière, soit une boîte métallique contenant le CD mais aussi
un livret de 68 pages, dessiné et lettré par Zep, l'heureux créateur
de Titeuf. "A chaque fois, je voudrais quelque chose d'original
ou de joli. J'ai été élevé avec les grandes pochettes des disques
vinyle, Jimmy Hendrix et ces images qui bougeaient, la fermeture éclair
des Stones… Même chose pour les tickets de concert. Moi aussi, je
suis consommateur et je préfère un beau billet qu'un truc comme un
ticket de caisse. Mais je ne vais pas voir d'expos. Je ne lis pas de
BD et je ne connais rien à la peinture. Donc, à chaque fois,
j'attends les propositions de mon équipe".
On en sort par une petite mélodie à
peine cachée, enregistrée une fois le studio déserté. Remarié à
Marseille en octobre dernier, ce qui lui a valu une première
apparition mesurée dans la presse people (elle s'appelle Nathalie,
sans doute Eurasienne, peut-être 24 ans, présente depuis quelques
années dans sa vie à ce qu'on dit, etc.). Goldman n'y chante qu'une
phrase qui n'appelle pas d'explication : "La vie c'est mieux
quand on est amoureux". Pour toutes les autres chansons, nous lui
avons demandé un complément d'information. |
ENSEMBLE,
où se fondent 1003 voix, dont celles de Jean-Jacques, Maxime (Le
Forestier) et Gérald (De Palmas).
Tous les ans à Ales, mille choristes
travaillent le répertoire d'un auteur-compositeur qui rejoint la
chorale à la fin du spectacle, Ferrat, Moustaki, moi la troisième
année, puis Bécaud. Je me suis donc retrouvé à chanter "Peur
de rien blues", "Puisque tu pars" et "Rouge"
avec 1000 choristes. J'étais très ému. Je leur ai dit "un jour
j'écrirai une chanson qui s'appellera "Ensemble" et vous
saurez qu'elle est née ici". Mais j'avais envie de faire un
canon depuis longtemps. Quand j'étais scout, j'adorais les voix qui
s'emmêlent.
ET L'ON N'Y PEUT
RIEN, où le
coup de foudre fend les armures
La chanson parle du côté incontrôlable
de l'amour. J'adore l'idée que quelque chose se joue de nous, de
n'importe qui. J'ai vu des couples extraordinaires se fendiller sur
une rencontre improbable, une petite ou bien un maître nageur. C'est
fascinant. Peut-être qu'à ce couple parfait manquait un petit plus,
ce petit côté inhumain, déraisonnable…
UNE POUSSIERE,
où l'homme du désert voit quelque chose arriver, bien, mal ou
seulement "la mélancolie du monde"
Je me rappelle une discussion avec
Renaud sur la chanson pour l'Ethiopie. Le texte disait "victimes
de nos bombes, de notre argent". Je lui ai appris, informé par
mon père, que l'Ethiopie n'avait jamais été colonisée. Il n'était
donc pas possible de se contenter de nous accuser sans parler, par
exemple, des pays voisins qui ont des milliards grâce au pétrole. On
n'est pas les seuls coupables. "Est-ce un colonial, un
conquistador ? Est-ce un des nôtres qui fera pire encore ?" Sans
défendre le colonialisme : il suffit de voir les exemples de l'Algérie
ou Madagascar. L'Occident est mélancolique sur certains aspects, pas
globalement. On se pose des questions qui n'ont pas cours en
Nouvelle-Guinée ou à Ouarzazate. Eux qui souhaitent venir vivre chez
nous voient débarquer les caricatures de cette mélancolie, des
voyages organisés, des rallyes, des gens qui s'ennuient, qui creusent
pour trouver du pétrole ou qui veulent faire le bien à tout prix. Ca
ne veut pas dire qu'il ne faut pas y aller. Je suis le premier à y
faire du trekking ou du vélo. Mais cette situation théâtrale
pourrait leur sembler un peu rigolote si elle n'était pas tragique
pour eux.
LA PLUIE,
où le mauvais temps ne doit pas empêcher de sortir dans la vie
C'est une chanson anti-Prozac. La
douleur, la tristesse, l'échec font partie de notre vie. C'est le
prix à payer pour apprécier le soleil après. Très souvent, quand
on veut que les choses changent, on a l'impression que changer de
contexte suffira. Le mythe de l'ailleurs est une idée fausse. Les
problèmes sont les mêmes dans toutes les sociétés. Chez nous, on a
même résolu pas mal de choses. Mais il faut faire la différence
entre ce qui vient de nous et de l'extérieur.
TOURNENT LES VIOLONS,
où le beau lieutenant trouve jolie la jeune servante et ne l'épouse
pas à la fin de la
tarantelle
Un jour, en haut d'une piste de ski,
une femme arrive : "Je veux juste vous dire que je vous ai
rencontré et que vous m'avez dit… et que grâce à ça, maintenant
je fais cela". Moi, je n'en avais bien sûr aucun souvenir. Ca
m'a impressionné : dire quelque chose qu'on oublie mais qui reste
pour toute une vie auprès de quelqu'un. La chanson va au bout de ce
paradoxe.
UN GOUT SUR TES
LEVRES, où
l'on se demande "combien" avant de craquer
C'est le même thème que "Né en
17 à Leidenstadt". Mais certains ne craquent jamais. J'aurais pu
ne rien dire lors de l'hommage à Brassens mais j'étais énervé.
Maxime (Le Forestier) voulait que je chante "Mourir pour des idées".
Mais je ne peux pas chanter que les idées, "toutes sont entre
elles ressemblantes". Moi je ne pense pas ça. Entre un type qui,
pour ses idées, meurt en fracassant les Twin Towers et celui qui
meurt en allant ouvrir une prison, je vois une différence. De plus,
j'avais appris pendant l'émission que l'anarchiste, le rebelle a été
au STO (Service de Travail Obligatoire). Il a donc travaillé pour les
allemands. Je ne lui reproche pas. J'y serais peut-être allé. Mais
faire ensuite une chanson comme "Mourir pour des idées", je
trouve cela obscène parce qu'il a fait son métier grâce à des Jean
Moulin, des gens dont les plaques étaient encore fumantes.
SI JE T'AVAIS PAS,
où le jeune marié sacrifie à la chanson de genre non
autobiographique
Cette chanson-déclaration ne couvre
pas une réalité directe. Elle m'est venue en voyant un couple
parfait. Je me suis demandé ce qui se passe entre eux. Il y avait déjà
"Et si tu n'existait pas" de Joe Dassin ou "Que
serais-je sans toi" de Ferrat. C'est une question que tous les
gens qui ont vécu longtemps avec une femme peuvent se poser. |
C'EST
PAS VRAI, où
l'on apprend qu'on nous ment
L'essentiel n'est pas de dire que Molière
n'est pas mort sur scène. Ce sont les lieux communs. Mais un lieu
commun réactionnaire, genre "Tel père, tel fils", m'agace
moins que "C'est la faute à la société" qui est une
phrase qui empêche d'avancer. C'est comme un verrou. J'ai un problème
avec la fausse rébellion, avec le conventionnel rebelle. Pour moi
c'est l'ennemi. Il faut que certains profs sachent qu'ils ont été
conventionnels en mai 68. Ceux qui se sont bien comportés n'ont pas
accepté, juste pour que les cours aient lieu, qu'on les tutoie ou
qu'on fume en classe. Le problème n'était pas d'être compris mais
d'enseigner. Parfois on se fâche avec nos parents parce qu'ils nous
interdisent des trucs. Après, on leur sait gré de nous avoir résisté.
THE QUO'S IN TOWN
TONITE, où
rien n'est plus important qu'être à un concert de Status Quo
Je voulais faire un catalogue de tous
les riffs de Status Quo dont je suis un fan. Cela s'adaptait au
concept de l'album et j'avais été touché par l'histoire de ce gamin
qui suivait le Quo partout. J'en ai rencontré un autre, fou d'Alvin
Lee (Ten Years After, 67-74) dont la carrière était finie quand il
est né. Après un de mes concerts, je ne veux pas être dérangé
pour rester dans l'émotion. Imaginez que vous venez de voir votre
film préféré. Vous sortez du cinéma et la personne qui vous
accompagne dit : "On n'était pas bien assis. On va manger où
?" Et vous avez juste envie de rester dans l'ambiance, les
couleurs du film. Moi c'est pareil. Après un concert, je monte dans
la voiture ou sur ma moto et je pars.
JE VOUDRAIS VOUS
REVOIR, où il
voudrait savoir si elle vivait le même amour quand ils étaient
adolescents
Pour moi et pour tout le monde, les
histoires d'adolescents sont uniques et importantes. La nouveauté de
son corps, des expériences, l'hypersensibilité font qu'entre 13 et
17 ans, il se passe des choses incomparables d'intensité. C'est
souvent douloureux et très difficile à vivre. Très sincèrement, on
a envie de mourir, de devenir maître du monde, l'impression qu'on ne
réussira jamais rien…
LES P'TITS CHAPEAUX,
où ceux qui n'ont pas de chance peuvent avoir la chance de la
rencontrer
C'est un portrait à partir de trois
filles dont ma sœur. Ces filles qui sont dans le monde, qui ramassent
tout ce qui traîne, attirées par les gens qui souffrent. Elles n'ont
pas peur du monde, de la vie, de la nuit. Elles me fascinent un peu.
LES CHOSES,
où il faut posséder des marques pour être remarquable
Franchement la seule chose à laquelle
j'ai succombé quand j'étais jeune, c'est une guitare Gibson. J'avais
l'impression qu'avec cette guitare je devenais un guitariste crédible.
Maintenant j'en suis débarrassé. Ce n'est pas parce que je suis
meilleur que les autres, mais mon éducation m'a vraiment tenu en
dehors de ces valeurs-là. Je ne sais pas si une chanson peut servir
d'éducation mais si certains pouvaient savoir que ça n'épate pas,
qu'ils ont l'air un peu cons dans leur survêt… |
*TIR
GROUPE
A la sortie de "Chansons pour les
pieds", les quotidiens "Libération" et "Le
Parisien" se sont fendus d'articles vengeurs. En 85, Goldman
faisait publier dans un encart publicitaire le barrage de critiques
moqueuses qui avaient accompagné ses premiers succès. Depuis, ses
relations avec la presse française se sont à peine normalisées.
Pour "D'eux", l'album écrit à Céline Dion, il avait
accepté de rencontrer des médias qui ne l'avaient jamais interviewé.
Mais il y avait certaines règles : ne pas faire la couverture (généralement,
les "stars" veulent au contraire une couverture) et relire
l'article avant parution. Aujourd'hui, il faut aussi envoyer "une
lettre de motivation", sans doute une manière de faire sentir
qu'il s'étonne de l'intérêt que lui portent ceux qui le méprisaient
il y a peu. Précisons que la presse belge n'a jamais eu à répondre
à ces exigences méfiantes. "Je ne demande jamais de quoi on va
me parler. Je demande à relire les articles mais je m'engage à ne
rien changer au fond, seulement ce qui serait inexact ou incompréhensible.
Ne pas être en une, c'est pour des raisons personnelles. La une me
change la vie quotidienne. Je ne suis pas sur scène 365 jours par
an."
Evidemment, il est beaucoup question
dans ses articles de l'argent du "milliardaire de la
chanson" et de son hôtel particulier dans le "quartier le
plus cher de la capitale" ("Effectivement je suis super
riche, il y a beaucoup de droits d'auteur et de gens aux
concerts"). Mais on ne parle guère de l'usage de son pouvoir en
dehors d'un contrat avantageux imposé à Sony (pourquoi laisser
l'argent généré par la musique à des multinationales, U2 ne
raisonne pas autrement). Nous avons parfois entendu des chanteurs se
plaindre d'être tenu à l'écart par la "bande à Goldman"
des Restos du Cœur. "C'est une émission au service des Restos.
Ce ne sont pas les Restos qui sont au service d'un artiste. Si
l'actualité, c'est Alizée ou Garou, si Solaar est plébiscité,
qu'on les aime ou pas, on les prend. Gildas Arzel, mon chanteur préféré
mais qui ne marche pas, on ne lui demande pas de venir. Si je faisais
un "Numéro 1", il n'y aurait pas forcément les mêmes
artistes qu'aux Restos".
Bien sûr, il y a encore la démonstration
imparable : Goldman a transformé le non-marketing en stratégie. Et
s'il faisait du marketing, ce serait quoi ? De l'hypnose ou du bénévolat
? Il reste une remarque originale, parce que inexacte : aucun succès
ne pourrait jamais rassasier un Goldman blessé par des débuts
difficiles, méprisé des médias, mal aimé du public. "Je le
dirais si j'en avais souffert. Mais il y a les faits. Je sors un album
en 75 avec Taï Phong. On décroche le tube de l'été ("Sister
Jane") et nos trois albums sont encensés par la presse rock. Après,
je fais mon premier album avec "Il suffira d'un signe" et ça
marche tout de suite. Je fais "Les enfants du rock" en
82/83, donc très tôt, et le premier article que j'ai dans "Libé"
n'est pas mauvais." |
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