"Un sage au bout de ses rêves"
(L'Union - 17.05.98)

Interview réalisée par Fabrice Littamé

Union-170598-couv.jpg (75381 octets)


(retranscription : Sandrine Mazière)

 


Ses yeux marron ont gardé cette tendresse de l'enfance même si son crâne s'est dégarni avec le temps. La gouaille qui perce dans sa voix témoigne de cette jeunesse et de cet enthousiasme qui animent Jean-Jacques Goldman à l'approche de la cinquantaine. N'appartient-il pas à cette race en voie d'extinction des grands utopistes, marchant dans le sillage de son père communiste et de l'un de ses frères immolé sur l'autel de la politique même s'il se définit comme le mouton noir de la famille ? Le chanteur s'exprime dans cet entretien sur le principe de l'engagement, son nouveau disque "En passant", le premier qu'il a réalisé en solo depuis une décennie, son succès, signe du destin qui a surpris tout le monde en 1981, y compris sa maison de disques. De ses propos émane la sérénité d'un sage qui est allé au bout de ses rêves.

Vous serez en tournée une bonne partie de l'année. Que représente la scène pour vous ?

La scène est d'abord un apprentissage pour moi. A mes débuts, elle représentait un endroit absolument contre nature que je détestais parce qu'elle me faisait peur. Avec le temps, j'ai appris à l'aimer.

Est-elle devenue incontournable à chaque album ?

C'est devenu une attente.

Vous êtes la troisième personnalité préférée des français. Comment votre pudeur naturelle s'accommode-t-elle de cette distinction ?

Je la vis avec plaisir, étonnement et émotion mais pas banalité.

Quels sont, selon vous, les critères d'une bonne chanson ?

Ce n'ait fatalement pas un texte seul, fatalement pas une musique seule, fatalement pas un arrangement seul mais un équilibre entre une musique et des mots qui lui est à mon avis indissociable. Cette alchimie-là est impossible à mettre en équation. Parfois on l'obtient, parfois on ne l'obtient pas. Elle résulte de tâtonnements.

Estimez-vous justement que le troisième rang que vous occupez dans le cœur des Français provient de votre musique ou de vos qualités humaines ?

Dans une chanson, la personnalité intervient énormément. Même si on ne parle pas de soi dans une chanson, on y met forcément beaucoup de soi.

Vous cultivez le paradoxe d'être un chanteur très populaire et de prôner une véritable éthique de la discrétion. Etes-vous d'une nature discrète ?

En théorie, oui, mais dans les faits, je me retrouve dans les lumières tous les soirs devant cinq mille personnes.

N'avez-vous pas déclaré que la musique est arrivée dans votre existence pour compenser une difficulté de communiquer avec les autres ?

J'en ai parlé à quelques uns de mes collègues. Nous sommes tous dans ce cas-là, que ce soit Cabrel, Yves Simon, Souchon ou Voulzy. On a tous fait cela pour plaire aux filles au départ.

Vous ne comptiez même pas chanter à vos débuts.

Je voulais écrire des chansons pour les autres. Mais je n'arrivais pas à forcer les portes. Par un concours de circonstances, une de mes maquettes dans lesquelles je chantais a fini par arriver dans une maison de disques qui a été intéressée par les chansons et celui qui chantait.

Vous suiviez pourtant à l'époque des études de commerce. Aviez-vous envie de faire de la musique demis longtemps ?

C'était une évidence pour moi depuis tout petit. Je faisais de la musique tout le temps comme d'autres font du tennis sans penser à devenir forcément un champion.

"JE VOULAIS TRAVAILLER AVEC CELINE DION"

Parmi les artistes pour lesquels vous avez composé, Johnny Hallyday, Patricia Kaas ou Khaled, Céline Dion est la seule que vous ayez choisie. Pour quelle raison ?

Je compose en général pour les autres après avoir été sollicité à la suite de rencontres. Mais, dans le cas de Céline Dion, j'avais en revanche envie de travailler avec elle depuis très longtemps parce que je trouvais qu'elle avait l'une des plus belles voix au monde. A l'époque, c'était étonnant puisqu'elle tournait un peu en rond en France où ses disques ne marchaient pas. Pour moi c'était alors une évidence. C'est devenu ensuite une évidence pour tout le monde. Mais je n'ai jamais eu le moindre doute.

Vous allez même collaborer pour un deuxième disque.

Les titres sont déjà composés et même chantés. On attaque le mixage en juin et l'album devrait sortir en fin d'année.

Avez-vous été surpris par votre succès en 1981 ?

Tout le monde a été surpris. Mon album est sorti la même semaine que trois autres artistes dans ma maison de disques d'alors qui les avait désignés comme ses objectifs principaux. Moi, j'étais un peu en dessous de la liste. Mais mon disque a fait son chemin et on n'a plus entendu parler des autres artistes : Lafitte, Coutin ou Gisors.

Avez-vous douté durant la période avec le groupe Taï Phong qui a précédé ?

Bien au contraire. Je faisais cela par plaisir. Je continuais à travailler. La musique représentait pour moi un loisir. J'ai même lâché ce groupe quand il est parti en tournée pour son deuxième album. Je n'avais pas l'intention de quitter mes deux enfants que j'avais déjà et mon boulot. La musique prenait alors une importance que je ne souhaitais pas du tout. J'ai donc continué à concilier mon emploi et la chanson en m'amusant de me voir le samedi soir à la télévision alors que je venais de passer une journée de travail.

Quand avez-vous franchi le pas ?

Quand j'ai vendu plus d'un million de disques. A ce moment-là, je me suis dit que j'avais un coup à jouer. Mais je n'ai pas pris beaucoup de risques. "Il suffira d'un signe" et "Quand la musique est bonne" étaient déjà sortis et "Comme toi" allait arriver.

Composez-vous rapidement ?

Non. Les idées viennent vite. Mais les mettre en valeur dans une chanson me prend beaucoup de temps.

Quand composez-vous ?

La nuit est un moment propice. Mais les idées viennent n'importe quand.

Commencez-vous par écrire la musique ou lu paroles ?

J'ai des idées de texte, des thèmes ou des angles que j'ai notés. Je compose ensuite au piano ou à la guitare. Mais je n'écris jamais un texte seul. Il est forcément lié à une mélodie qui existe déjà.

Votre dernier album est le premier solo depuis dix ans. Pourquoi ce changement dans votre parcours ?

J'avais travaillé avec Michael Jones et Carole Fredericks parce que, dans mes albums précédents, j'avais composé des chansons pour duo ou trio. Dans "En passant", elles n'avaient pas besoin d'autres voix.

Le trio sera-t-il à nouveau reformé pour le prochain album ?

Je ne sais pas. Les chansons ou les envies commanderont plus que jamais.

"En passant" qui comporte beaucoup de titres acoustiques vous rapprocherait davantage de Bob Dylan qui vous a aussi marqué. Pourquoi cette floraison de titres acoustiques ?

Je ne sais pas. On fait dix ou douze chansons et on se rend compte à la fin qu'elles ont un point commun.

On constate aussi que ce dernier album comporte beaucoup de ballades et baigne dans un climat mélancolique avec moins de chansons joyeuses comme les grands tubes de vos débuts. Avez-vous changé ?

Il a effectivement une tonalité tristounette. Quand j'ai composé mes titres plus gais comme "Quand la musique est bonne" ou "J'irai au bout de mes rêves", j'avais quinze ans de moins.

La vieillesse vous fait-elle peur ?

Non. J'ai beaucoup de livres à lire. J'ai beaucoup de retard. Savoir que je vais pouvoir lire m'incite à ne pas avoir peur de la vieillesse.

Etes-vous angoissé par la perspective du déclin ?

Je l'avais programmé voici déjà cinq ou six ans. Je considère donc tout ce que je prends en plus maintenant comme du rab.

Vous aimez beaucoup marcher comme vous l'indiquez dans "Je marche seul" ou même implicitement dans "En passant". Etes-vous inspiré par la marche comme Jean-Jacques Rousseau ?

Je n'ai pas son talent. Mais j'ai jamais l'impression d'exister autant qu'en marchant.

Et vous notez tout sur un carnet que vous portez sur vous. Qu'avez-vous écrit par exemple aujourd'hui si la question n'est pas trop indiscrète ?

Il faut que je prenne mes lunettes. En général, je note d'un côté des choses très pragmatiques et de l'autre, des idées de chanson. Je m'interroge actuellement sur le moment de la rencontre avec quelqu'un quand il se passe quelque chose. Qu'est-ce qu'on lui a fait ou qu'on ne lui a pas fait pour qu'on n'arrive pas à saisir cette personne ?

"ON VA VERS DES LENDEMAINS QUI CHANTENT"

Par rapport au titre de votre dernier album, pensez-vous que l'homme va de toute façon passer ou qu'il peut laisser une empreinte de son passage grâce à une chanson par exemple ?

Les chansons ne sont peut-être pas faites pour la postérité ou pour figurer dans un musée mais elles sont là à la naissance et à la mort des gens. Cela est tellement énorme que la question de la postérité me parait absolument subsidiaire par rapport à une telle réalité touchante qui ressemble à la bande-son de la vie, qu'on le veuille ou non. On peut détester Claude François ou Edith Piaf mais les gens se rencontrent, se regardent et s'aiment sur ces chansons-là.

On passe. Mais où va-t-on selon vous ?

On va vers des lendemains qui chantent. Je suis assez optimiste. On va vers la raison.

Que pensez-vous de l'actuel gouvernement ?

Ce qui est extraordinaire c'est la popularité de Lionel Jospin avec si peu de compromissions et de démagogie. Cela ne signifie pas forcément que le Premier ministre est bien mais au moins que les gens ont changé doucement.

Avez-vous oublié Rocard ?

Non, il est plus que jamais présent même s'il est absent sur le plan de la personne. C'est à mon avis le triomphe du rocardisme, en tout cas une injure pour le mitterrandisme qui était l'ennemi absolu de Rocard.

Pourquoi n'avez-vous jamais adhéré à François Mitterrand ?

Il représentait pour moi la trahison absolue.

Pourquoi votre père communiste en rupture du PCF que vous citez avec votre mère dans " Bonne Idée" a-t-il représenté en revanche un modèle pour vous ?

Parce qu'il a vécu avec de vraies valeurs, que, sans argent, sans nationalité, sans famille, sans attaches, il a tout créé avec de la volonté, de la culture, l'amour de l'existence, de sa famille, de son pays. Avoir tout choisi et tout créé par lui-même sans que rien ne lui ait été donné et avoir été heureux de ces réussites-là, je trouve cela exemplaire.

Votre père vous a-t-il élevé dans la religion juive ?

Etant communiste, la religion était pour lui l'opium du peuple.

Un chanteur doit-il s'engager selon vous comme vous le faites avec les Restos du Cœur ?

On s'engage quand on veut une Algérie algérienne ou française ou quand on se dit vichyste ou gaulliste. L'émission que l'on fait pour les Restos du Cœur représente pour moi une action personnelle.

Dans vos chansons, vous parlez beaucoup de l'amour mais aussi de thèmes sociaux comme la nostalgie d'une société pure et d'une justice idéale dans "Juste quelques hommes". N'est-ce pas une façon de vous engager ?

Certains chanteurs engagés donnent une direction politique comme Léo Ferré le faisait quand il parlait d'anarchie. Mais, selon moi, une chanson est sous-employée quand on la réduit à cette fin. Il vaut mieux parler d'anarchie dans un éditorial ou un discours.

L'assassinat à 35 ans de Pierre, l'un de vos frères, un des révoltés de mai 68, engagé à l'extrême gauche, a-t-il atténué votre propre engagement ?

Non car je n'ai jamais été un militant et j'ai toujours été l'atypique de la famille.


Retour